Transcription du point macroéconomique télévisé sur B Smart
Grégoire Favet : Trois invités avec nous chaque soir pour décrypter les mouvements de la planète Marché. Kevin Le Nouail est à nos côtés. Directeur associé chez Avant-Garde Family Office. Bonsoir Kevin.
Kevin Le Nouail : Bonsoir.
Grégoire Favet : Merci d'être avec nous. Merci à Nicolas Forest de nous accompagner également. Bonsoir Nicolas.
Nicolas Forest : Bonsoir.
Grégoire Favet : Vous êtes directeur des investissements de Candriam. Eric Venet, à nos côtés également. Bonsoir Eric.
Eric Venet : Bonsoir.
Grégoire Favet : Merci d'être là. Vous êtes directeur de la gestion de Montbleu Finance. C'est une conversation toujours animée entre les marchés et la Réserve fédérale américaine au moment où Jérôme Powell livre son témoignage semi-annuel devant le Congrès. Le marché a quand même bien reconsidéré sa position ces derniers mois sur le calendrier des baisses de taux, on est passé de six, sept baisses de taux anticipé pour 2024 à trois, quatre aujourd'hui, ce qui est conforme à ce qui avait été signalé par la Fed en décembre dernier. Est-ce qu'on trouve là, Nicolas, I’équilibre qui peut satisfaire tout le monde ou est ce qu'il faut imaginer que ce calendrier puisse encore être modifié dans les prochains jours, semaines ou mois ?
Nicolas Forest : Alors, c'est la mode des derniers jours et d'ailleurs on reçoit pas mal de papiers de recherche intitulés « Et si la Fed ne baissait pas les taux en 2024 » puisqu'effectivement il y a eu beaucoup de révisions, vous avez raison de le rappeler. Nous, on a toujours tablé sur trois baisses de taux de la banque centrale américaine en 2024. L'idée, c'est des baisses de taux graduelles. On commence en juin et on en fait une par trimestre. Aujourd'hui, en ce début du mois de mars, nous, on pense qu'on reste encore dans cette incertitude. Les choses vont s'éclaircir autour du mois de mai, tant pour la Banque centrale européenne que pour la Banque centrale américaine. Quand on aura une meilleure vue aussi sur l'évolution des chiffres d'inflation. Mais tout de même, l'inflation, qui était presque à 8 % aux Etats-Unis, redescend graduellement sous les 3 %. Donc, peut-on justifier de maintenir un taux directeur à 5,50, 5,25, qui est un territoire quand même assez restrictif ? Il nous semble qu'il y a de la place pour un peu ajuster à la baisse les taux d'intérêt. Alors évidemment, la grande question pour moi, c'est quel est le taux d'atterrissage ? Quel est le taux neutre des politiques monétaire ? Ce qu'est un taux neutre, c'est le taux pour lequel il n'y a pas de friction. C'est l'économie et c'est très difficile. C'est un taux théorique qu'on ne connaît pas. Ça dépend un petit peu de l'évolution du potentiel de croissance des économies. Et là on ne le connaît pas. Mais ce qui est sûr, c'est que le taux neutre américain est substantiellement plus élevé que le taux neutre européen. Mais on est encore en territoire restrictif. On va l'être davantage. Si l'inflation continue à baisser, la Fed pourrait baisser, commencer à faire une petite baisse de taux. J'ajoute aussi que, comme vous le savez, les élections américaines approchent au mois de novembre et la présence ici au Congrès montre bien qu'il y a des élus démocrates qui sont plutôt en faveur de davantage de baisses de taux. Là où les républicains attendent plutôt que la banque centrale américaine soit du côté de la régulation bancaire et d'éviter, et pas vraiment sur la baisse de taux. Donc tout mouvement de la politique monétaire, plus on s'approchera des élections américaines, plus ce sera considéré comme un acte politique. Donc ils ont intérêt à ne pas, s'ils doivent baisser les taux, attendre le mois de septembre ou d'octobre pour commencer cette logique-là, pour ne pas être taxé de « politique ». D'autant que vous savez, Donald Trump a été très critique sur J. Powell et voudrait remettre et sans doute ne le remplacera pas à son échéance. Donc un peu de baisse de taux et sans doute, et c'est un peu ce qu'il a dit, faire une baisse de taux et après un peu attendre et voir comment les choses doivent être ajustées.
Grégoire Favet : C'est là où le message n'est pas évident à calibrer. Et c'est d'ailleurs un des arguments de ceux qui imaginent que la Fed ne sera peut-être pas en position de baisser ses taux cette année. C'est l'effet de marché. C'est à dire que depuis quatre mois quand même, et notamment depuis le discours de Jérôme Powell à l'occasion du FOMC de décembre, il y a quand même un effet de détente des conditions financières qui a été très puissant, qui à la fois porte la croissance ou en tout cas est sans doute un vent porteur pour la croissance et qui peut questionner quand même le banquier central américain sur la manière dont le marché va réagir quand il délivrera ou signalera explicitement l'arrivée d'une première baisse de taux. Raphael Bostic de la Fed d'Atlanta, s'en est ému. Il parle d'un risque d'exubérance refoulée des marchés le jour où la Fed entamera justement son cycle de baisse de taux. Il ne veut pas que le marché perçoive la première baisse de taux comme étant le début d'un cycle de baisse de taux automatique à chaque meeting, etc… Parce qu'il a peur de voir les marchés et même les entreprises américaines repartir à l'assaut de la croissance d'une certaine manière, dans un contexte où la désinflation serait encore fragile.
Nicolas Forest : Effectivement, il y a beaucoup d'éléments dans ce que vous dites. Est-ce que la Fed doit prendre en compte un peu l'évolution de la stabilité financière ? Certainement. Maintenant, est-ce que la performance des marchés actions et des classes d'actifs risqués sur les premiers mois de l'année est dû à des anticipations de baisse de taux ? Les taux n'ont fait que monter depuis le mois de janvier. Donc l'appréciation des marchés d'actions, notamment américains, est quand même due à la dynamique autour de certaines sociétés. La grande concentration des résultats qui sont notamment liés à tout ce qui est Magnificient Seven, à tout ce qui est aussi…
Grégoire Favet : C’est aussi dû à une détente des conditions financières.
Nicols Forest : Ce n’est pas lié à la politique monétaire. Maintenant, c'est vrai que la politique monétaire, le grand risque de tous les politiques monétaires aujourd'hui serait de faire la baisse trop tôt et de revenir en arrière. Là, c'est un vrai problème de crédibilité. Et donc ils ne veulent pas, ils ne veulent pas le faire trop tôt, j'en conviens. Maintenant, les conditions financières aujourd'hui, elles ne sont pas uniquement liées à la politique monétaire puisqu'il y a une révision considérable à la hausse des taux. Et vous savez si demain il baisse les taux de deux ou trois fois, je ne suis pas sûr que ça va dramatiquement changer les taux d'intérêt longs et la Bourse américaine.
Grégoire Favet : Ils ont peur de voir l'animal spirits américain repartir trop vite, trop fort quoi. C'est un peu ça quand même, j'ai l'impression, dans le discours de certains.
Nicolas Forest : Bien sûr, mais le mandat de la Fed, c'est quand même un mandat qui est à la fois lié au marché de l'emploi, qui est très fort, mais qui est lié aussi à l'inflation. Notre scénario, c'est d'anticiper trois baisses du côté de la Banque centrale américaine. Mais il est vrai que la situation en Europe et aux Etats-Unis est très différente. Et c'est vrai que la croissance est beaucoup plus forte aux Etats-Unis. La question se pose beaucoup plus aux Etats-Unis qu'en Europe. Mais nous, pour l'instant, on reste sur notre scénario.
Grégoire Favet : Le luxe de la patience que peut s'accorder la Fed. Ce n’est pas la même histoire pour la Banque centrale européenne. Alors pour être juste quand même, Jérôme Powell rappelle à chaque fois il y a le risque de baisser effectivement trop tôt, trop vite, trop fort. Mais il y a aussi en face le même risque de baisser trop tard, trop lentement. Avec une économie effectivement qui peut-être commencerait à s'essouffler un peu plus sérieusement que ce qu'on observe aujourd'hui.
Eric Venet : Je partage le diagnostic qui est évoqué. Par contre, je pense que la solution est un peu différente. Il y aura, pour moi, une baisse des taux pour simplement acter effectivement le mouvement de désinflation et après on sera directement dans les élections, donc il n'y en aura pas d'autre. Et ce qui permettra de faire attendre le marché en disant "les situations économique et politique vont tellement évoluer que pour l'instant ça ne se justifie pas. Par contre je fais ma baisse des taux." Mais ça ne change rien.
Grégoire Favet : Donc on en fait une et on fait une pause.
Eric Venet : Moi je suis complètement d'accord avec ça. Il y en a une pour clore le débat. Non mais vous ne pouvez pas garder le même taux que lorsque vous étiez à 7% d'inflation. Mais après ça ne se justifie pas. Et en plus je crois qu'il ne faut pas gaspiller ses munitions parce que si jamais effectivement la situation se détériore avec Trump ou pas, enfin je n'en sais rien, là on pourra vraiment les justifier. Donc pour l'instant bravo aux banquiers centraux, pilotage « aux petits oignons ». Le marché s'est adapté. Effectivement, ça fait des mois et des mois qu'on dit qu’il va y avoir sept, six, cinq à trois, deux baisses de taux. Et puis finalement le marché tient et il tient bien comme ça, sans baisse des taux, donc on n'a pas besoin de gaspiller, pour moi, des baisses de taux.
Grégoire Favet : Et pour rejoindre ce que disait Nicolas sur le Graal du taux neutre ou du taux terminal, c'est aussi un argument très fort désormais chez les banquiers centraux dans l'environnement actuel, de dire « cette recherche du taux neutre ou du taux terminal, elle doit se faire à petits pas ou très graduellement ». Donc il y a ceux qui sont à zéro, ceux qui sont à trois. Il y avait peut-être 300 points de base de baisse de taux prévu chez UBS. Et puis ceux qui disent un pour le signal, juste pour l'exemple, voilà. Kevin, que vous inspire cette conversation entre les marchés et la Fed ? Et surtout, un point très intéressant, c'est que tout ce qui s'est passé quand même sur le repricing du calendrier de baisse de taux, à part nous faire discuter autour d'une table et avec quatre micros, ça n'a absolument pas défrisé les marchés et notamment les classes d'actifs risqués.
Kevin Le Nouail : Absolument. J'écoute avec passion évidemment ce que je viens d'entendre. Je m'entends quasiment avec tout le monde. Je suis formidable. La synthèse de tout ça, mais je pense qu'on va s'entendre là-dessus, c'est qu'on sait qu'on ne sait pas une nouvelle fois. Et en réalité, je me demande même si on n'a pas une imbrication finalement avec des banquiers centraux qui veulent ça également. N'oublions pas, encore une fois, que ça fait plusieurs années quasiment maintenant qu'on n'a plus de Forward Guidance, on nous l'a enlevé et qu'on nous rabâche en plus de cela qu'on sera « data dependent ». Donc très globalement, vous ajoutez à cela des données en effet macro qui sont sur un fil, "verre à moitié plein, verre à moitié vide". Et on se retrouve en effet autour de cette belle table à discuter justement deux, trois, deux, quatre, deux, un. La vérité, c'est qu'aujourd'hui, on ne le sait pas. J'aurais tendance évidemment à suivre aujourd'hui le consensus, c'est assez facile, mais en réalité 2 à 3 me semble assez logique.
Grégoire Favet : Oui, ce n’est pas juste le consensus, C'est ce que nous a signalé la FED en décembre dernier. Donc c'est le consensus plus le signal envoyé.
Kevin Le Nouail : Ça s'entend aussi vis-à-vis du calendrier également, comme vous le disiez parfaitement, qui va obliger fondamentalement à ne pas avoir finalement un déroulé assez net entre novembre et janvier. Donc ça c'est très clair. Mais le point en effet de tout cela, c'est que ça se fait sans psychodrame. Ça c'est assez incroyable. Le terme de recalibrage que vous employez, il est très intéressant. En fait, on se calibre déjà au mois de décembre et le marché part à sept avec beaucoup d'euphorie, etc. Depuis, on ne fait que recalibrer les choses. On passe de 7 à 3-4, ça se fait globalement non pas dans une euphorie, je suis relativement peu d'accord avec ça, mais dans un climat qui est qui est en tout cas assez optimiste, ça se voit sur les actions. Alors évidemment, avec la limite que ça oblitère, on parlera sûrement des valorisations tout à l'heure. Ça se voit également sur le marché obligataire parce qu'en réalité, même si on pointe assez régulièrement et nous tous au milieu de la table, les taux longs, etc. Et qu'on voit évidemment de la volatilité sur les courbes longues à 7 à 10, mais quand on regarde aujourd'hui les positions corporate que l'on a en portefeuille, on a même un écrasement des spreads aux US, ça se passe relativement bien.
Grégoire Favet : Et pourquoi ? C'est quoi l'explication de ça ? Parce qu'encore une fois, le rallye action de fin d'année était fondé et accompagné par un rallye obligataire puissant, fondé sur l'idée justement un peu « bad news is good news » ou en tout cas il y aura un atterrissage et donc la Fed va y aller. Et comme d'habitude, une fois que la Fed a commencé à baisser ses taux, ça peut aller assez vite et assez fort. Là, c'est plus du tout la même histoire. Et pourtant le marché action continue sur sa lancée.
Kevin Le Nouail : Je suis assez d'accord avec ça. C'est pour ça qu'on peut en venir aux valorisations. Je crois malgré tout que le marché garde en ligne de mire le mouvement. C’est-à-dire qu'au-delà de nos hésitations, entre sept quatre, une baisse de taux, le marché garde quand même en tête un mouvement en effet de baisse des taux à venir. Donc, de ce point de vue là, on n'est pas encore dans l'extinction à considérer qu'il n'y aura pas de baisse de taux. Si on parle de cela, on a un autre scénario, on se retrouve dans un mois et a priori, la situation est plus claire.
Grégoire Favet : Pour passer de 7 à 3, c'est une chose, passer 3 à 0, c'est autre chose.
Kevin Le Nouail : Je le pense. Tout dépend quel est le lièvre qui a fait courir, c’est-à-dire si c'est l'inflation qui malheureusement pose problème et qu'on ne peut pas baisser les taux du fait de l'inflation, ça serait une problématique qui sera tout autre que si on devait ne pas baisser les taux parce que la croissance s'envole. Mais là, encore une fois, on en reparlera. Mais le point qui me paraît intéressant, c'est sur les valorisations. Là où peut-être on peut avoir ce débat, c'est sur le mouvement qui a été créé justement par la baisse de taux et l'attente outre l'amplitude. C’est-à-dire qu'aujourd'hui, certes, on peut considérer qu'il y a de très bons résultats, c'est tout à fait le cas, mais malgré tout, on a quand même des hausses moyennes de valorisation. On peut regarder les retraités de la tech, on peut regarder S&P 505 ou 495, peu importe, on est quand même en haut de fourchette de valorisation. Je l'entends malgré tout, à mon avis justement comme un mouvement d'achat des baisses de taux.
Grégoire Favet : D'accord, c'est plutôt un mouvement de rewriting, de revalorisation.
Kevin Le Nouail : Ce qui devient ce qui peut devenir dangereux à certains moments justement.
Grégoire Favet : En tout cas, qui peut trouver une limite ? Les marchés, c'est un univers de danger. Oui, vos commentaires Nicolas ?
Nicolas Forest : [Précise que le rallye boursier est porté par les résultats des grandes entreprises, pas seulement par la baisse des taux. Les petites et moyennes capitalisations restent peu chères. Monsieur Forest ajoute également qu’on ne raisonne plus en spread mais en yield, c’est-à-dire qu’on regarde le taux nominal et non plus le taux réel ajusté de l’inflation sur le marché obligataire].
Kevin Le Nouail : C’est-à-dire qu'aujourd'hui l'approche, elle est duale. Et en effet, il y a les deux. Encore une fois, moi j'aurais insisté sur notamment les bénéfices. Encore une fois, quand on parle de valorisation en effet, les bénéfices en tirent une partie et les baisses de taux n'en tirent qu'une autre partie. C'est très clair. Sur les petites et moyennes capitalisations, c'est un tout autre débat. Je pense que là aussi il y a une envie qui est très importante en effet de repasser acheteur. Ce qui nous manque, c'est très clairement le flux. De ce point de vue là, je suis, j'ai peine à le sentir parce que nous-mêmes sommes pris un peu dans cette trappe « Small et mid cap ». J'ai peine à sentir justement cet effet de flux plein aujourd'hui. Comment est-ce que le flux, justement, empêche ce redécollage ? Parce qu'en effet, en termes de valorisation, je suis assez d'accord avec vous, nous ne voyons que ça au milieu de la carte.
Grégoire Favet : Oui, c'est ça, il manque encore la case flux à cocher et donc la case baisse de taux. J'ai l'impression que c’est une classe d’actif qui est très corrélé quand même.
Kevin Le Nouail : Mais sur cette classe d’actif, on est quand même passé pour partie aussi sur des récessions bénéficiaires il y a quelque temps. N'oublions pas ce qui était moins le cas typiquement sur les larges. Je ne cite pas les méga évidemment, mais sur les larges bien sûr, donc on peut trouver sûrement un équilibre ici.
Eric Venet : [Souligne le manque de visibilité cette année. Il considère que le timing de la baisse de taux a peu d’importance et n’est pas prévisible. Il n’y a pas d’intérêt à rentrer sur les small et mid caps selon lui, du fait de ce manque de visibilité et du désintérêt des marchés pour cette classe d’actif.]
Grégoire Favet : Donc qu'est-ce qui différencie l'enjeu pour la BCE de l'enjeu pour la Réserve fédérale américaine aujourd'hui ?
Nicolas Forest : Alors pour les "fans" de politique monétaire dont je fais partie, ils ne sont pas forcément super nombreux. Je crois que la grande question de 2024, la vraie question, c'est celle du découplage. C’est-à-dire que la politique monétaire européenne, classiquement suit celle de la Fed. Ils ont monté les taux à la suite de la Fed avec un peu de retard. Ils sont maintenant tous à un niveau un peu plafond. Et la question c'est celle du découplage. C’est-à-dire est ce qu'on peut imaginer à un moment donné que la Banque centrale européenne puisse baisser les taux de façon même plus importante que la politique monétaire américaine ? Et il y a beaucoup de raisons. L'inflation qui reflue fortement, une croissance qui est plus faible, mais d'un côté un potentiel de croissance qui est, qui est quand même beaucoup plus faible en Europe. Et l'autre point aussi qui me semble très important, c'est la dynamique fiscale qui est assez incertaine aux Etats-Unis, qui dépendra évidemment du nouveau président et de la nouvelle administration. Mais ce qu'on entend de Trump, s'il y a des potentielles nouvelles baisses d'impôts, il faudra comparer ça à ce qui se passe du côté de la politique budgétaire européenne, qui est plutôt dans un territoire légèrement restrictif...
Grégoire Favet : Légèrement restrictif à 5% de déficit en France ?
Nicolas Forest : Il n'y a pas d'addition, de stimulus. Il n'y a pas d'impulsion supplémentaire sur le déficit. Nous, on est aussi sur trois baisses et une baisse par semestre. Et je pense que c'est du côté de la Banque centrale européenne. C'est du côté même des taux obligataires européens. Et c'est vrai que d'un point de vue valorisation pour l'investisseur obligataire, je pense que sur le plus moyen terme, les obligations européennes, elles sont attractives parce qu'on est dans un monde quand même où la croissance européenne, elle est très faible. Le potentiel de croissance européen est vraiment faible. On va se retrouver avec une inflation proche des 2 %, ça ne sera pas justifiable de maintenir des taux de banques centrales à 4 %.
Grégoire Favet : Et donc quitte à prendre la duration, vous pourrez la prendre en Europe sur les souverains européens plutôt qu’aux États-Unis.
Nicolas Forest : Je pense que les investisseurs sont revenus. On voit aussi quand même des flux massifs sur les obligataires aussi. En ce début d'année, l'investisseur obligataire est revenu. C'était un grand thème qu'on avait lancé il y a un an. C'est venu avec du temps, mais ils sont revenus au dernier trimestre, au premier trimestre. Et le niveau, je parlais de yield au total, ça reste attractif. Regardez la dette italienne. Les investisseurs avaient du cash et ils avaient des equity. Ils peuvent revenir sur cette dette italienne. Si en plus on pense que la Banque centrale européenne va baisser les taux, il y a des flux structurels qui peuvent revenir. Et donc moi je crois que oui, c'est plus rassurant que du côté de la banque centrale américaine où la croissance est très forte. Il y a une grande incertitude fiscale, une grande incertitude politique. Et donc ce découplage, c'est un peu la question pour moi de 2024.
Grégoire Favet : Bon, je rappelle que quand même, l'histoire nous a montré que la BCE pouvait tout à fait se découpler de la FED puisqu'ils ont monté les taux en juillet 2008 et qu'ils les ont montés en juillet 2011. Ce que je veux dire, c'est qu'on me dit toujours non, non mais c'est impossible, Bon, quand il s'agissait de monter en 2008 et 2011, elle l’a fait. Donc c'est asymétrique, on est d'accord. J'ai quand même entendu Christine Lagarde il y a quinze jours rappeler effectivement, elle ne l'a pas dit comme ça (mais rien dans le mandat de la BCE nous disait qu'il fallait être dépendant des mouvements des autres banques centrales) elle a explicitement réaffirmé que les mouvements de politique monétaire de la BCE étaient totalement indépendants des mouvements des autres banques centrales. Non mais ça va mieux en le disant et en rappelant quand même à un moment où la question se pose.
Eric Venet : Est-ce qu'elle aura le courage de le faire ? Parce qu'il y a urgence quand même.
Grégoire Favet : « courage » ? Je ne sais pas si c'est une question de courage vis-à-vis de la Fed. Je crois que pour l'instant ils sont vraiment collés sur la lecture des salaires, que c'est très compliqué pour eux et qu'il y a un vrai débat qui peut s'entendre sur la question d'une inflation salariale trop collante en zone euro pour des questions de rigidité, etc. Mais ça, c'est le cœur de leur mandat. Donc je veux dire, ce n’est pas la Fed qui les obnubile non plus au quotidien.
Eric Venet : Les chiffres donnent à Madame Lagarde les raisons de pouvoir baisser puisqu’au regard des négociations salariales du T4 par rapport au T3, on va dans le bon sens. Elle attend celle du premier trimestre là. Après, elle aura toutes les raisons pour acter. Mais elle n’a pas un mandat de croissance, on est d'accord.
Grégoire Favet : Mais il y a la dynamique et puis il y a le niveau. Oui, c'est ça, les salaires. Oui, mais à quatre et demi de salaire, avec le peu de productivité qu'on a pour eux, je ne suis pas sûr que ça colle avec l'idée d'une baisse des taux.
Eric Venet : Il y a quand même une urgence au niveau macro. La croissance et puis des conditions financières en fait. Moi je sais, autant il n'y a pas urgence aux Etats-Unis, autant je pense qu'il y a urgence en Europe parce que…
Grégoire Favet : … la croissance, il n’y en a pas, mais il n’y en a pas moins non plus. Enfin je veux dire, il n’y en a pas en Europe, oui, mais il n’y en a pas moins non plus que la médiocrité habituelle quoi.
Eric Venet : Oui, mais là, avec médiocrité habituelle, vous aviez des taux négatifs.
Grégoire Favet : Ce que je veux dire, c’est qu'il n'y a pas d'effondrement de la croissance.
Eric Venet : Non, mais enfin, à un moment donné, pour supporter la dette, il va bien falloir que vous baissiez le coût de la dette ou que vous faisiez davantage de croissance. Sinon vous faites défaut.
Grégoire Favet : Je ne sais pas s'il y a un niveau d'urgence sur la croissance économique qui pousserait pour la BCE une baisse des taux précoce en tout cas.
Eric Venet : [Revient sur l’importance de la visibilité pour déterminer la politique monétaire de la BCE.]
Grégoire Favet : Bon, à propos de visibilité, quelle est-elle sur les marchés ? Comment on s'organise Kevin ? En fait, la question c'est comment on gère le risque de concentration. Eric le disait très bien tout à l'heure. Je veux dire, avec un Nvidia qui prend encore 2 % tous les jours et le reste du marché qui ne fait rien. Comment on a envie d'être positionnés ? On ne peut pas être complètement absent j'imagine de l'histoire de croissance américaine et donc de l'innovation et donc de la tech américaine. J'imagine qu'il faut forcément en avoir. Voilà. Qu'est-ce qu'on a envie de mettre en face ?
Kevin Le Nouail : Tout dépend de votre mandat. Je pense qu'on a une vraie différenciation ensemble, dans les mandats, dans la gestion privée qu'on va avoir. On n'a pas les mêmes difficultés que les vôtres sûrement, c’est-à-dire qu'on n'a pas de benchmark et on porte des positions small et mid depuis trop longtemps sûrement, et on continue d'en porter et on continue d’en rentrer. Donc typiquement, on continue toujours cet emblème de diversification parce qu'on est des pickeurs sur la partie actions et donc on va continuer de ce point de vue là, mais on n'a pas la même problématique, on s'entend bien là-dessus. Donc, ça, c'est vraiment l'élément qui m'intéresse. Pourquoi est ce qu'on peut se permettre cette diversification ? Parce qu'on a une vue qui est un peu plus longue, parce que nos clients nous font confiance, parce qu'ils ont un peu plus de temps sûrement qu’en gestion collective. Quand on achète de l'action, on a deux hypothèses, à mon avis sous les pieds. Si on voulait synthétiser les choses, soit on achète de la progression de ratio, soit on achète globalement une progression des BPA. Je synthétise sur ces ratios-là. Fondamentalement, aujourd'hui, ce qui nous pousse, en tout cas nous, à nous diversifier, à ne pas trop être concentré, c'est qu'encore une fois, regardant justement si on sort encore une fois les "méga" ou ces valeurs-là, ce qui nous amène encore une fois à aller voir ailleurs, c'est qu'il y a des valorisations qui nous intéressent justement sur d'autres pans qui ne portent pas aujourd'hui. Small mid en effet, nous intéressent. On a encore des valeurs qui sont beaucoup moins allante en termes de hausse certes, mais qui ont des perspectives de croissance qui sont très importantes, même sur des segments tech d'ailleurs auxquels on ne pense pas des plus petites, que l'on aime beaucoup. Et puis la diversification, évidemment. Pour nous, encore une fois, en gestion privée, c'est encore différent. Ça passe également, comme on le disait, par du crédit. Aujourd'hui, typiquement, la vraie question qu'on a posée à nos clients lors de la dernière conférence, c'est "est ce qu'on est sur un retour du 60-40 ?" C'est la question qu'on peut poser, j'ai l'impression, tous les quinze ans. On n'est pas originaux là-dessus du tout à vrai dire. Mais force est de constater que croissance, inflation, ce sont les deux déterminants historiques de la corrélation. On a une vraie difficulté ces deux dernières années. On a été touchés, évidemment par cela, les balance portfolios étaient non pas catastrophiques, mais étaient très complexes à justifier.
Grégoire Favet : Avec des corrélations très mouvantes.
Kevin Le Nouail : Exactement. Le principal point de cette corrélation, c'est sûrement que l'inflation est rentrée dans une volatilité de perception qui était extrêmement forte. Or, aujourd'hui, si on suit le point qu'on avait depuis le début, on a malgré tout une normalisation inflationniste et les données à haute fréquence, elles plaident justement pour passer le pivot monétaire, pour qu'on ait justement un abaissement de cette sensibilité. Et donc, potentiellement, on peut espérer un retour du 60 40. Rappelons-le, un portfolio dollars, certes, mais 60 40 : 2015-2020, retraité de la volatilité, on fait la même performance qu'un MSCI World. Le vrai découplage se fait en 2020.
Grégoire Favet : On voit encore le début de 2024 est assez parlant. Je pense qu'on a perdu de l'argent sur des indices agrégés obligataires alors qu'on a continué d'en gagner effectivement largement sur les actions.
Kevin Le Nouail : Oui, absolument. Je conclus là-dessus, c'est simplement de se dire aujourd'hui les dossiers de qualité qu'on appréciait par le passé n'ont pas changé du tout au tout en termes de croissance des BPA à cinq ans.
Grégoire Favet : Se détacher un peu de la première baisse de taux, quand, combien, etc.
Kevin Le Nouail : Donc encore une fois, aujourd'hui, on préfère présenter des dossiers spécifiques à nos clients que de la macro sur le crédit.
Grégoire Favet : Comment vous évaluez la situation à ce stade ? On le disait, les spreads se tiennent très bien. Ils se sont même peut-être encore resserrés. On est plus évidemment dans les points d'entrée, j'imagine, d'il y a quelques mois en arrière. Donc ceux qui ont verrouillé du rendement, très bien. On est dans une stratégie bien hold. Est-ce qu'il est encore temps de jouer ce genre de stratégie ou est ce qu'il faut une approche différente aujourd'hui sur le crédit ?
Nicolas Forest : Alors évidemment, les spreads, si on regarde en spread, c'est très resserré. Donc ça c'est indubitable, il y a encore des poches quand même qui sont attractives, notamment les obligations financières. Certaines, spécifiques, obligations financières sont quand même un peu plus attractives que les non-financières sur le marché de bonne qualité européen. Le marché de bonne qualité de crédit américain, c'est extrêmement cher et le marché à haut rendement, oui, il est cher aux Etats-Unis, en Europe, un peu meilleur marché. Mais par contre, on est sur un marché dont les dynamiques et techniques sont très favorables, notamment en Europe, puisqu'on a plutôt un univers qui est un peu dont la taille se réduit, enfin dont la taille se réduit puisque la taille avait plutôt tendance à augmenter et la taille se réduit parce qu'il y a des émetteurs qui montent et qui sortent du marché à haut rendement et qui sont des rising star et qui sortent. Donc on a un marché qui est quand même plutôt technique, positif.
Grégoire Favet : Déficits d'offre d'une certaine manière.
Nicolas Forest : Les investisseurs qui sont toujours friands d'un niveau de taux absolu. Donc quand on est dessus, est-ce qu'on veut sortir ? Non. Par contre, est-ce qu'il y a plus de dispersion ? Oui, il y a de la dispersion. Il y a eu des secteurs qui ont été très chahutés l'année passée, comme l'immobilier, le « real estate » sur les marchés actions, mais aussi sur les marchés obligataires à haut rendement. Et là, on voit qu'il y a eu quand même pas mal de pricing. Il y a des sociétés quand même qui ont eu pas mal d'histoires spécifiques, donc oui, il y a de la dispersion et ça c'est plutôt bien pour la gestion active que nous déployons. Donc, sur le crédit européen, on reste, on reste plutôt à l'achat. S'il y a des opportunités « buy the dip », on les saisit. Pour vraiment dire "on vend", il faut être dans une autre dynamique, c’est-à-dire une dynamique où on a vraiment un fort ralentissement de la croissance, une augmentation des taux de défaut, il y a une augmentation de taux de défaut…
Grégoire Favet : La croissance nulle telle qu'on l'observe au global pour la zone euro, ce n’est pas un environnement délétère pour ces marchés de crédit aujourd'hui ?
Nicolas Forest : Non pas pour l'instant. C'est vrai, on y revient toujours, que les gens s'attendent à ces baisses de taux de la Banque centrale européenne et qu’en conséquence l’investissement obligataire est attractif et le marché du rendement reste un marché qui est relativement intéressant en Europe. Aux Etats-Unis par contre, c'est vrai, le crédit américain pour un investisseur européen, c'est vraiment, c'est vraiment très cher. Mais c'est vrai, c'est devenu un spread assez cher, donc ce n’est pas le moment d'en remettre. Mais si on en a, je pense qu'il faut le garder. Par contre, est-ce qu'on peut diversifier sur des produits qui sont un peu plus actifs ? Nous, on a des produits qui sont du long short, qui font de la gestion un peu décorrélée. Ça, c'est un environnement plus intéressant pour nous parce qu'on a un coussin de liquidité qui est élevé. On a du 4 % maintenant au niveau de liquidité et si on rajoute un peu d'alpha avec de la dispersion, là on a, on a un setup, on a un environnement, un écosystème qui va être favorable à ce genre de stratégie qui a eu beaucoup de succès dans les années passées, les dernières années un peu moins. Et là je pense que c'est une bonne façon de rentrer de nouveau dans le marché du crédit.
Grégoire Favet : Eric ?
Eric Venet : Toujours pas d'obligations. Parce qu'il y a trop de risques pour moi. Et puis avec mon 4 % de monétaire, je suis très bien. C'est pour ça qu'il y a une baisse des taux, ça me permettrait de me bouger et d'aller trouver autre chose. Donc j'ai mon cash en monétaire et le reste en stock picking actions. Par contre là, depuis un mois ou deux, j'ai de quoi travailler. Alors bien sûr, sur les grosses, vous avez une volatilité qui est impressionnante. On parlait de Dassault Aviation 194 hier, moins de 180 aujourd'hui. Enfin. Donc même si par contre ce que je faisais c'est ce que je faisais sur les mid et small, ça, ça a disparu. Maintenant je le fais sur les grosses pour éviter le manque de liquidité.
Grégoire Favet : C'était la phase des publications, mais il y a eu quand même des réactions de marché. Alors je parle en spécifique. Peut-être qu'au global, les stratégies se diront que l'amplitude du price action était très faible. Le marché est bien pricé peut-être imparfaitement je n'en sais rien. Juste un mot peut être pour sortir de nos marchés. Est-ce que la sphère émergente présente des intérêts pour vous aujourd'hui en gestion privée Kevin ? Est-ce qu'il y a de l'appétit de la part des clients pour la sphère émergente aujourd'hui ? Plus que d'habitude ou pas forcément.
Kevin Le Nouail : Oui, il y en a. Il y a de l'appétit de la part de nos clients aussi dans le questionnement en réalité. Mais la sphère émergente pose un problème, c'est que parler d'émergence, c’est parler de beaucoup d'hétérogénéité. Donc là encore, il faut choisir ses combats. Aujourd'hui, le point sur les émergents, de notre point de vue, pardon, au risque d'être redondant, c'est une question de flux. Et donc on a tendance, quand on veut faire des émergents, à suivre les flux très malheureusement, parce qu'on n'a pas envie justement de se prendre les pieds dans le tapis. Et donc très concrètement, Inde, Vietnam, si on doit rester en Asie, restent ceux que l'on regarde le plus. Je m'arrêterai quasiment là aujourd'hui. Le conseil, au sein de nos portefeuilles, c'est d'être à l'écart. Aujourd'hui, on a moins de visibilité de notre côté, en termes de macro notamment. Et donc de ce point de vue là, très majoritairement, les émergents ne sont pas en portefeuille. Autant je garde mes small mid, autant je reste à l’écart en l’occurrence.
Grégoire Favet : C'est déjà une bonne source de diversification. Effectivement, sur la partie obligataire taux crédit, les émergents présentent de l'intérêt aujourd'hui.
Nicolas Forest : C'est devenu assez cher, donc on n'est pas spécialement intéressé. Par contre, c'est vrai que sur les actions, le monde émergent, on reste très prudent sur la Chine malgré le rebond. On est en train de travailler sur des fonds, des stratégies d'actions émergentes hors Chine et là il y a pas mal d'intérêt et ça ouvre quand même des belles perspectives, c’est diversifiant.
Eric Venet : J'aurais été contrariant jusqu'au bout, parce que nous sommes revenus sur la Chine. C’est bien, ça a pris 10 % en un mois.
Grégoire Favet : Mais vous gardez ou pas ?
Eric Venet : Oui, je garde encore.
Grégoire Favet : Pourquoi ?
Eric Venet : Parce que d'abord tout le monde est parti, donc c'est déjà une bonne raison. Non, simplement parce que je pense que les politiques chinois ne peuvent pas se permettre d'avoir un marché financier qui continue de se crasher au plus bas, sachant que l'épargnant chinois a été rincé avec le marché immobilier. Et comme ils ont annoncé qu'ils allaient manipuler eux-mêmes le marché, donc je profite de leur manipulation.
Kevin Le Nouail : Est-ce qu’on peut considérer la Chine comme un émergent ?
Grégoire Favet : En tout cas, on la considère à part dans les émergents aujourd'hui. Je crois que c'est une classe d'actifs à part entière, la Chine désormais. Effectivement. Merci beaucoup Messieurs, pour votre éclairage et votre participation à Planète Marché ce soir. Kevin Le Nouail qui était avec nous, directeur associé chez Avant-Garde Family Office, Eric Venet, Directeur de la gestion de Montblanc Finance et Nicolas Forest, directeur des investissements de Candriam.